31 août 2007

Lectures d'été : Gérard Dôle et Harry Dickson

Il est rare de rencontrer quelqu'un qui ne connaisse pas Sherlock Holmes. En revanche, le nom d'Harry Dickson, lui, est moins connu. Pourtant, l'un est inspiré de l'autre, puisque Harry Dickson fut surnommé "le Sherlock Holmes américain".Au départ, Dickson, c'est une série de petits fascicules, de petits romans publiés en langue allemande, sur une base régulière. On demanda ensuite à l'écrivain belge Jean Ray d'en traduire quelques-uns. Ray fit mieux : trouvant les originaux sans intérêt, il écrivit de nouvelles oeuvres en s'inspirant des pages couvertures des romans allemands. Les Harry Dickson de Jean Ray, ce sont des polars brefs et nerveux, baignant dans une atmosphère fantastique. L'action se déroule souvent à Londres, un Londres brumeux et énigmatique.

Après le décès de Jean Ray, d'autres ont repris le flambeau, dont le Français Gérard Dôle. Qui est-il, ce Gérard Dôle ? Figure intéressante du fantastique et du serial (feuilleton utilisant des personnages récurrents) européen, Gérard Dôle est à la fois journaliste, musicien, chanteur, compositeur, chercheur et écrivain. On lui doit de nombreux textes critiques au sujet de Jean Ray, mais aussi une imposante étude sur l'Histoire musicale des Acadiens : de la Nouvelle-France à la Louisiane 1604-1804 (l'Harmattan, 1995). Conteur habile et expérimenté, Dôle s'est donc plu à inventer de nouvelles aventures de Harry Dickson.

Le résultat : un gros livre que le Fleuve Noir édita en 1996. S'y trouvent regroupés deux volumes entiers jadis publiés aux éditions Corps 9, plus une novella inédite (sauf erreur) de près de 100 pages, et un autre long texte... Et ce n'est pas tout ! Mais commençons par le commencement.Le succès d'un bon serial repose entre autres sur le respect et la transgression d'un certain nombre de normes. Dans le cas présent, Gérard Dôle a su mener son opération sur le fil du rasoir.

-Transgressions : une aventure, pour une fois, purement surnaturelle de Harry Dickson, le met aux prises avec un vampire surpuissant. La rencontre de personnages étonnants : Harry Dickson croise Sherlock Holmes, Karnaki, Blake et Mortimer, Jean Ray, Gérard Dôle lui-même. L'auteur n'hésite pas à ressusciter le professeur Flax, ce " monstre humain " présent dans les fascicules allemands originaux, au centre d'un cycle de six romans jadis réédités chez Corps 9. Parfois à la limite de la parodie du genre, Gérard Dôle multiplie les coups de théâtre, attribue des motivations insensées aux agissements de personnages troubles, propose des climats et des décors hallucinants, enchaîne les péripéties les plus incroyables et abandonne le lecteur en plein suspense. Les private joke y foisonnent, Dôle n'hésitant pas à donner de petits rôles à certains amis, Jacques Van Herp, Francis Lacassin, François Ducos qu'on reconnaît malgré leurs noms quelquefois un peu déformés.

-Respect des codes : on y redécouvre des personnages familiers, Tom Wills, Goodfield, Mrs Crown (plus débrouillarde que sous la plume de Jean Ray). La structure narrative policière classique est souvent présente - on se meut en pleine incompréhension jusqu'au dernier chapitre où Dickson, confortablement installé dans un fauteuil, explique la solution aux lecteurs ébahis. L'ambiance propre aux récits dicksonniens est la plupart du temps présente, et les héros évoluent souvent dans un Londres empli de fog.C'était une initiative plaisante que de republier ces aventures devenues difficiles à trouver. Toutefois, une réédition des Contes crépusculaires du même auteur aurait été intéressante.

La collection "Super Poche" du Fleuve Noir (quel nom...!) n'aura duré qu'un temps. Lui succéda la fort judicieuse "Bibliothèque du Fantastique" qui, elle aussi, mourut, faute de ventes suffisantes. Depuis le passage à l'an 2000, le Fleuve Noir a perdu beaucoup de son charme...Saluons en terminant l'intéressante préface de Claude Deméocq, lequel présente Harry Dickson en un premier temps, puis Gérard Dôle ensuite. Une bibliographie et discographie fort complète de Gérard Dôle, établie par François Ducos, termine le volume, suivie d'une liste des continuateurs de Harry Dickson établie par Kevin Rocamir, où s'entrecroisent nouvelles, romans, films, bandes-dessinées, pièces de théâtre, sculptures...

Gérard DÔLE, Les exploits de Harry Dickson, Paris, Fleuve Noir, Coll. " Super Poche ", 1996, 668 p.

26 août 2007

Recette du gothique littéraire

Recette du roman noir parue dans la revue Le Spectateur du Nord, probablement au XVIIIe siècle :

« Un vieux château dont la moitié est en ruine ;
Un long corridor avec beaucoup de portes dont plusieurs doivent être cachées ;
Trois cadavres encore tout sanglants ;
Une vieille femme pendue avec quelques coups de poignard dans la gorge ;
Des voleurs et bandits à discrétion ;
Une dose suffisante de chuchotements, de gémissements étouffés et d’horribles fracas ;
Tous ces ingrédients bien mêlés et partagés en trois portions ou volumes donnent une excellente mixtion que tous ceux qui n’ont pas le sang noir pourront prendre dans leur main immédiatement avant de se coucher. On en sentira le meilleur effet. Probatum est. »

17 août 2007

SABBAT NOIR

"Quelque part dans ce monde et pourtant hors de lui..." (Mario Mercier)

Vous connaissez le groupe BLACK SABBATH ? Ce groupe de hard rock au sein duquel le tristement légendaire OZZY OSBOURNE fit ses débuts. OZZY OSBOURNE qui, d'ailleurs, avait une belle gueule de jeune premier, au départ, aussi improbable que ça puisse paraître. À la célèbre citation "des ans l'irréparable outrage", on pourrait ajouter différentes drogues dures, dans son cas. Mais on s'égare, comme toujours. On s'égare sur les voies de garage tentaculaires.En ce vendredi soir morose, gothique, pluvieux, qui charrie le spleen à grands renforts d'eau sale crachée par le ciel, mes pensées dérivent vers des images occultes - Kardec et ses tables tournantes, Huysmans et LÀ-BAS, Anton La Vey, Alceister Crowley, que sais-je ? Sans doute à cause de l'effet impressionniste que la température provoque toujours sur moi. S'il pleut, je me sens en plein gothisme, ayant envie de mourir de langueur dans un château en ruines... S'il fait soleil, je pars pour la plage. Entre deux, on meurt de langueur sur une plage en ruines, terrassé par le soleil.
Aujourd'hui, il pleut. Laissons tomber la musique, pour une fois : le corbillard passe et l'emporte avec lui. Un grand orgue joue une marche funèbre. De circonstance, la pochette du premier album de BLACK SABBATH m'a toujours fasciné... Cette photographie bizarre semble être la clé qui ouvre sur un autre monde. La voici, cette clé :
Peut-être qu'elle ne vous fait rien. Pour ma part, je pourrais m'immerger dans cette image pendant des heures.

Quel est cet endroit ? On a l'impression que toutes les hantises s'y sont donné rendez-vous, que d'étranges messes crépusculaires s'y célèbrent, en l'honneur d'on ne sait trop qui, d'on ne sait trop quoi. Il y a là quelque chose... mais je ne saurais dire quoi.

Qui est cette femme floue ? Une sorcière ? Un fantôme ? Autre chose ?

Mystère, atmosphère languide d'automne, eau stagnante... j'aurais envie d'y aller... mais pas trop longtemps, de peur de rester prisonnier à jamais de cette toile d'araignée vénéneuse.

Les membres du groupe Black Sabbath affirment ne rien savoir à propos de cette photo : ni du modèle (?), ni de l'emplacement photographié. C'est le "label" qui a décidé de l'illustration. Alors quoi ? Conspiration ? Oeuvre du diable ?

Ce qu'il y a de beau, dans le mystère, c'est qu'il n'a pas de réponse. Il ouvre la porte à l'imagination et nous force à créer, à remplir le vide. On peut y tomber, y basculer, ne pas en revenir. Le mystère porte toujours le vertige en lui. Ce vertige a l'attrait de toutes les tempêtes.

15 août 2007

Elvis et moi

Dimanche dernier, décidant de commencer ma journée sur un pied psychotronique, je vais déjeuner à LA BELLE PROVINCE. Autour de moi, des laminés de Marilyn, James Dean, Elvis, forcément... Elvis qui fait la "une" du cahier week-end du JOURNAL DE MONTRÉAL. Des pages et des pages consacrées au "king". En déjeunant, je réfléchis à tout cela.

Longtemps, pour moi, Elvis, ce fut Elvis Gratton (au sens large) : des imitateurs bedonnants, une culture-poubelle, un roi déchu habillé en costume blanc à paillettes dorées, en pleine déliquescence. Et cette musique souvent sirupeuse de la fin, donnant dans la variété la plus souffrante... Qu'est-ce qu'on trouvait à ce bonhomme ? Mystère ! À la rigueur, une belle gueule de jeune premier, pendant sa période années 50.

Puisque c'est quand même un "incontournable", il a fallu que je revienne au mythe. Essentiellement par l'entremise d'un coffret regroupant des enregistrements des années 60, FROM NASHVILLE TO MEMPHIS. À l'écoute, des morceaux extraordinaires et de la variété larmoyante, kitschissime. Néanmoins, l'envie de me faire une compilation. Réunir l'essentiel.

Et voilà comment ça commence...

En fait, ce qui me plaît chez le bonhomme, ce n'est ni sa personnalité, ni son look, mais l'énergie, la qualité, le dynamisme de certains morceaux - le King savait s'entourer de valets de qualité, compositeurs talentueux qui savaient écrire des morceaux juste calibrés à point : un zeste d'ironie subtile, que les initiés apprécieraient... sinon, les autres pourraient en faire une lecture plus naïve, mais vibrer quand même.

Trente ans plus tard, ce qui reste, c'est essentiellement la musique. Des images, bien sûr, mais elles sont peu sans la musique. À preuve, les films, que les anti-Presley aiment mentionner, comme une revanche.

- Et ses films, qu'est-ce que t'en fais ? Hein ? Ils étaient bons ses films, non ? Et le "king", quel acteur... King des comédiens.

Avec le sourire ironique de circonstance.

Pour oublier ces commentaires, il me suffit de réécouter YOU'LL BE GONE, son ambiance de nuit espagnole et sa guitare flamenco.

Suis-je un snob du cinéma ?


Je lis en ce moment LE DICTIONNAIRE SNOB DU CINÉMA, publié par SCALI - étonnant éditeur français sur le cas duquel il me faudra revenir un jour.

L'ouvrage, à mi-chemin entre la curiosité, le livre de référence underground, l'érudition, l'humour et le journalisme, prétend mettre au jour le vocabulaire secret des "filmologues", pour qui la posture suprême est le "savoir exclusif ; le plaisir [que le filmologue] retire des films ne provient pas seulement de l'expérience physique de leur vision, mais aussi de la certitude d'en savoir plus que vous à leur sujet et de la mise à l'écart soigneuse des masses de ringards, [par exemple] les fans de Julia Roberts" (page 17).

Jusque là, je souris, mais la page suivante m'étonne :

"L'archétype du snob cinéphile est familier de quiconque a déjà poussé les portes d'un vidéo-club indépendant et a été confronté a un employé désagréable, à l'air hostile, à la patience limitée, et qui se tient prêt à vous réprimander [...]. Cet employé dispose sans doute sur un présentoir sa sélection personnelle : SCANNERS de David Cronenberg, l'intégrale Steve Zahn, le film de prison de femmes italien L'ÎLE AUX FILLES PERDUES et, bien entendu, THE HUMAN TORNADO, le second film de la [...] série DOLEMITE des années 1970, dans lequel on retrouve l'acteur comique de blaxploitation Rudy Ray Moore".

1) J'ai déjà travaillé (pendant dix ans !) dans un vidéo-club indépendant... Toutefois, bien que mes goûts différaient effectivement d'une grande partie de la clientèle (très familiale et conservatrice), je ne me suis jamais montré arrogant... Bien j'aie déjà ressenti l'envie de réprimander certains clients !

2) À part Steve Zahn (que je ne connais pas), la sélection personnelle du commis en question me paraît assez sympa ! Trois films sur quatre, ça fait quand même pas mal.

Alors, cinéphile snob ou pas ?

Plus loin, on trouve ce constat troublant (pour moi, en tout cas) :

"Le filmologue peut [...] savoir un bon nombre de choses sur [Fellini, Bergman et Kurosawa] [...], mais il préfère les dédaigner, jugeant que ce ne sont rien de plus que de simples références pour bourgeois en mal de reconnaissance culturelle. Regarder un film de Bergman ? Non, trop service public, trop cinéma-de-papa-maman, trop caviar-champagne. Le filmologue se targue de [...] préfér[er], par exemple, le mélo ringard [...] sorti de Bollywood, l'industrie indienne du cinéma basée à Bombay, au plus subtil [Satyajit] Ray, né à Calcutta, et, de même, les westerns spaghetti des deux Sergio, Leone et Corbucci, à n'importe quel film de Fellini".

Je réfléchirai à ça, entre deux films d'épouvante espagnole, une comédie troupière allemande, une série B française et un film de lutteurs mexicain.

13 août 2007

Alexis Klimov et le fantastique


En 1998 ou 1999, mon ami Martin Bellefeuille et moi avons décidé d'aller rencontrer Alexis Klimov afin de l'interviewer au sujet de son rapport avec la littérature fantastique. L'article en question devait paraître dans la revue IMAGINE... Ce périodique a toutefois cessé de paraître avant que ce texte puisse y figurer. Je vous l'offre donc en exclusivité.

Entretien avec Alexis Klimov
Martin Bellefeuille et Frédérick Durand

Alexis Klimov est né à Liège en 1937 de parents d'origine russe. Après des études en philosophie et en lettres à l'université de Liège, il a fondé le cercle de philosophie de Trois-Rivières en 1965. Co-directeur de la revue Le beffroi, il fut membre du c.a. du centre québécois du PEN Club international. D'abord professeur au Centre des Études Universitaires, il a enseigné à titre de professeur de philosophie à l'Université du Québec à Trois-Rivières. Il collabora aussi à de nombreuses revues littéraires et rédigea de nombreux livres parmi lesquels nous pouvons citer "Éloge de l'homme inutile", "De l'abîme", "Terrorisme et beauté".
Une entrevue avec Alexis Klimov nous a paru du plus grand intérêt, autant par l'ampleur philosophique de la pensée de cet homme, chez qui les vues littéraires et philosophiques sont étroitement liées, que par la passion qu'il a su faire éclore chez des générations d'étudiants. Souhaitons que l'entrevue qui suit aide à connaître la pensée originale d'un philosophe québécois encore beaucoup trop méconnu chez ses contemporains. Alexis Klimov est décédé le 5 février 2006.


imagine...: Vous êtes d'origine russe et vous avez vécu de nombreuses années en Belgique avant de vous établir au Québec. Pouvez-vous distinguer les traits caractéristiques que chacune de ces cultures entretient avec le fantastique ?

A. K. : Je crois que les traits en général sont plutôt universels ;­ tout dépend sous quel angle on les aborde. Le fantastique en Belgique est assez extraordinaire parce qu'on est toujours très près de la réalité, et en même temps, le passage s'effectue avec une rapidité stupéfiante dans d'autres dimensions de l'être, mystérieuses et énigmatiques. Je pense ici au génie de Jean Ray dont tout jeune je dévorais déjà les Contes du whisky. Admiration également pour Thomas Owen et pour un écrivain moins connu, pourtant l'un des plus grands du 20e siècle, Michel de Ghelderode, qui a écrit des pièces de théâtre et des récits étonnants. J'ai également, très jeune, dévoré les romans dits gothiques d'Ann Radcliffe, même si, plus tard, j'ai été déçu par la fin de ses romans, je veux dire par la dernière partie de ses romans. Elle avait du génie mais elle a succombé aux pressions puritaines de son milieu et de son temps, où il fallait tout expliquer rationnellement. Et c'est bien dommage.
imagine... : Pouvons-nous dès à présent établir un lien entre la philosophie, puisque vous êtes philosophe, et le fantastique ?

A. K. : En fait, ce qui est extraordinaire avec le fantastique, c'est qu'il nous arrache à la banalité du quotidien. Les grands penseurs russes (je ne parle pas ici des marxistes qui ont tout sacrifié à une idéologie barbare) ont considéré que ce monde du quotidien dans lequel nous vivons ou vivotons, c'est l'enfer. Nous sommes en enfer. Et pour sortir de cet enfer, il faut sortir du quotidien. Dans ce contexte, je crois que le fantastique s'ouvre comme une voie royale pour échapper à la banalité de l'existence. Plus l'homme est prisonnier du quotidien et plus il est misérable. Pourquoi y a-t-il tant de gens névrosés, frappés par des maladies mentales ? Parce que souvent, ils n'arrivent pas à sortir du quotidien, parce qu'ils sont prisonniers d'évidences telles que 2 et 2 font 4. C'est quand même, ne l'oublions pas, un des plus grands écrivains de la littérature universelle, Dostoïevski, qui dit : " 2 et 2 font 4 est un principe de mort ". Seul le fantastique peut nous faire accepter le fait que 2 et 2 fassent 5. Et c'est pourquoi je crains ceux qui, dans leur enfance, n'ont pas eu cette merveilleuse nourriture que tout enfant devrait recevoir avec le lait du sein maternel ; celle qui provient d'un monde féerique, d'un monde de contes et de légendes. Vous savez, il ne faut pas oublier que le mot légende dérive d'un gérondif du bas latin legenda, c'est-à-dire, " les choses qui doivent être lues". C'est pourquoi je crois que ceux qui, dans leur enfance, ont eu la chance d'être nourris par des contes et des légendes, ont pu découvrir le miroir du merveilleux, possèdent le remède secret pour éviter de tomber dans les pièges de la quotidienneté.
J'y reviens : le quotidien c'est l'enfer, c'est la mort. Je pense que la richesse de l'imagination est un signe de profonde intelligence ; tous les êtres profondément intelligents que j'ai rencontrés étaient des êtres chez qui l'imagination occupait une part royale de leur psychisme. Le rationalisme ne sert souvent qu'à renforcer des évidences ; il fait son nid avec des tautologies et cela n'amène aucune connaissance réelle. L'homme ne pénètre dans le domaine de la connaissance que dans la mesure où il est capable de prendre une distance avec la réalité dans laquelle il baigne, dans laquelle il existe. Or la magie du fantastique est qu'elle nous aide à passer du statut d'être existant à celui d'être vivant. Dans ma vie, j'ai toujours considéré que ce qui relève du fantastique, du merveilleux, est extrêmement important. Pourquoi est-ce que c'est si enrichissant de regarder un bon film fantastique, de lire une bonne nouvelle de fantôme ? Eh bien parce que ces oeuvres, lorsqu'elles sont signées par de grands explorateurs de l'inconnu, de l'innommable, comme le dit Thomas Owen, nous font entrer dans les profondeurs de l'être humain, là où la vie devient de plus en plus intense.
imagine... : Quels sont les textes de littérature fantastique qui vous ont le plus marqué ?

A. K. : C'est là une question bien difficile, mais disons que le fantastique issu du romantisme allemand m'a toujours marqué. J'ai lu les œuvres complètes de Hoffmann, d'Achim d'Arnim, qui fut redécouvert chez nous grâce à André Breton. Par ailleurs, je pense à un livre extraordinaire, Le moine de Lewis, qui a été adapté en français par Antonin Artaud. Il y a également Horace Walpole et Sheridan le Fanu, sans oublier Charles Nodier, Théophile Gautier, Villiers de l'Isle-Adam, qui ont laissé des récits extraordinaires. Mais on peut dire que Jean Ray occupe vraiment une place privilégiée parmi tous ces auteurs car lorsqu'on a vécu en Belgique, on sent qu'il décrit très bien ces petites villes souvent perdues dans le brouillard pesant de la côte des Flandres... Il me faut également citer Breton et les surréalistes que j'ai découverts très jeune alors que mes parents m'avaient conduit à un festival du film surréaliste dont je suis sorti absolument fasciné.
Le fantastique c'est finalement peut-être le meilleur moyen de pénétrer en métaphysique. Il ne faut pas confondre métaphysique et fantastique, mais le fait de se rendre compte que, par le fantastique, l'on peut quitter cette réalité spatio-temporelle dans laquelle nous sommes emprisonnés, c'est découvrir, à l'instar des gnostiques, ce qui caractérise toute démarche métaphysique authentique. Les constructions abstraites de certains philosophes qui s'imaginent qu'ils font de la métaphysique parce qu'ils ont érigé un système où tout à l'air de se tenir alors que rien ne se tient, n'aident certainement pas à vivre. Ne m'intéresse que cette métaphysique vécue par les grands aventuriers de l'esprit, à commencer par Platon, pour nous en tenir à la tradition occidentale. Or, loin d'éliminer le fantastique, cette tradition lui conserve au contraire une place prépondérante : que l'on prenne la peine, par exemple, de lire ou de relire les philosophes de la renaissance.

imagine... : Selon ce que vous venez de dire, le fantastique occupe donc une place importante dans notre univers, comment expliquez-vous alors qu'il soit habituellement considéré comme le parent pauvre de la littérature ?

A. K. : Je ne m'explique absolument pas cela parce que, enfin, nombre d'entre les plus grands écrivains ont consacré une partie non négligeable de leur oeuvre au fantastique. J'ai parlé tout à l'heure de Villiers de l'Isle-Adam. J'aurais pu aussi parler de Barbey d'Aurevilly, de Kafka qui nous amène au cœur du fantastique et chez les Américains, d'Edgar Poe dont on ne peut pas dire qu'il soit un auteur mineur. Que d'enthousiasme son œuvre n'a-t-elle pas suscitée chez un génie comme Baudelaire ! Je crois que cette méconnaissance est due au fait qu'on ne prend pas la peine de lire les textes. Nous parlons de littérature, mais nous pourrions aussi parler de l'art où le fantastique est omniprésent. Que de grands noms s'imposent à nous : Bosch, Mathias Grunewald, Pierre Brueghel, Giuseppe Arcimboldo, Antoine Wiertz, Gustave Moreau, Félicien Rops, James Ensor, Paul Delvaux, René Magritte.
imagine... : Peut-on dire en ce sens qu'un média est plus adapté qu'un autre pour exprimer le fantastique ?

A. K. : Ah non, pour moi, c'est un faux problème, je ne pourrai jamais dire ça, je crois que ça ne se pose vraiment pas. À la limite, j'ai horreur de ce genre de question. On baigne dans l'absurde. Le fantastique peut apparaître et se développer à travers la peinture, l'architecture, la musique, le cinéma, la littérature sous toutes leurs formes. On ne peut vraiment pas le limiter, il est là depuis que l'homme a compris que la réalité est extrêmement énigmatique. Ce qui me frappe, ce sont les grandes causes de la désespérance qui règne un peu partout. Pourquoi ? Parce que les gens ont perdu le sens de l'imaginaire, en partie à cause d'un rationalisme outrancier. Il y a quelques années j'ai participé à une expédition archéologique en Haute Mauricie. Quelques Indiens nous accompagnaient. Ils nous regardaient comme des êtres dégénérés parce que nous ramassions des fragments de poteries et des pointes de flèches au lieu de chasser et de pêcher. Le dernier jour de notre expédition, nous devions encore examiner certains sites potentiels au bord du lac Nemiskachi. Le vent s'est levé sur ce lac de 30 km de long. J'étais seul avec un Indien sur un canot, qui me demande si je sais chasser. Il me montre au loin un huard en me tendant sa carabine : une .22 long riffle. Grâce au Grand Manitou, j'ai tué le huard du premier coup. Mon compagnon m'a alors demandé si je connaissais la légende se rapportant au collier que le huard porte autour du cou. J'ai écouté et j'ai enchaîné avec des légendes qui ont nourri mon enfance en Wallonie. Nous avons ainsi parlé de ce merveilleux légendaire que nous connaissions.
Deux jours plus tard, un dimanche, à la réserve de Manouane, notre petit groupe décide d'assister à la messe, messe déplorable par ailleurs, l'aumônier ne cessant de professer une petite morale aux Indiens présents. C'était vraiment triste de voir cet homme faire de la morale de très bas étage. Après cette messe, je lui ai demandé si les Indiens avaient gardé quelque chose des trésors légendaires qu'on leur attribuait. L'aumônier a été catégorique : rien, ils n'ont rien conservé, ces abrutis détruits par l'alcool. Mon indignation était d'autant plus forte que je venais d'avoir un saisissant démenti. Les Indiens ne voulaient pas livrer leur âme à un imbécile dont l'esprit est inversement proportionnel à la longueur de sa soutane. Et ce refus les maintenait dans la dignité, les aidait à vivre. En eux, ils portent un monde extraordinaire, à proprement parler fantastique, et cela les aide à surmonter les épreuves qu'ils ne cessent de subir.
imagine... : Peut-on dire que le fantastique ne concerne que notre imaginaire et notre esprit ou bien se manifeste-t-il aussi dans notre réalité ?

A. K. : Nous entrons là dans un domaine très délicat. Car ce qui touche au domaine du fantastique dans la réalité échappe toujours à toutes les preuves. Quant à nous, nous recherchons toujours des preuves. Au lieu d'aller voir et de vivre certaines expériences qui nous laissent totalement dépourvus de réactions lorsque nous essayons de les interpréter rationnellement. Si on prenait la peine de les vivre en se disant, bon, je ne comprends pas, je crois que nous comprendrions que la réalité est souvent loin de se ramener à ce que nous appelons la réalité. Mon ami Négovan Rajic a parlé du " surréalisme réel " et je pense qu'il a tout à fait raison. Il y a des choses qui dépassent tellement ce que nous prenons pour être le réel, qui dépassent tellement l'entendement que nous ne pouvons ni les connaître ni même les approcher rationnellement. Je ne prendrai qu'un exemple très simple. Depuis de nombreuses années, je supplie toutes les personnes que je connais de ne pas se livrer à des expériences basées sur l'hypnose, parce qu'on n'en connaît rien. On peut constater le fait, on peut facilement plonger quelqu'un en état d'hypnose. On ne sait jamais ce qui se déroule vraiment. Aucune explication. On peut seulement dire comment faire, pratiquer et constater l'expérience, ce qui est à la portée du premier imbécile venu. Mais que se passe-t-il réellement ? On est dans l'inconnu et nous avons terriblement peur de faire ce constat. À mon sens, c'est à partir de ce genre de constatation que l'on fait ses premiers pas en philosophie : découvrir que nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, que nous vivons dans un monde essentiellement inconnu, que nous ne regardons qu'avec répugnance l'univers, l'immensité cosmique, ne voulant pas vivre cette expérience terrifiante décrite par Pascal en termes inoubliables : " le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie ". On ne regarde ni le ciel ni la terre, on se contente d'une existence médiocre que l'on a peur de fuir. Ce qui, de nos jours, est assez révélateur c'est ce cinéma fantastique qui est devenu terrifiant, d'une violence inouïe, mais on dirait que l'emprise du quotidien est tellement forte que s'il n'y a pas cette violence, les gens ont l'impression qu'ils n'arrivent plus à se libérer de la banalité, de la médiocrité qui les étouffe.
imagine... : Et que pensez-vous de ce cinéma qui considère la violence au second degré, qui la traite avec distanciation comme si elle était drôle ?

A. K. : Je ne sais pas. Pour moi, cette distanciation n'a guère de sens. Elle n'est là que pour arrondir les angles, c'est tout. Mais ça ne change rien au fait. Premier degré, second ou dixième degré, je crois que cela n'existe que chez des gens - analystes, critiques, professeurs, etc. - qui écrivent des théories à partir ou sur les films. Mais quelles normes peut-on établir, surtout, lorsqu'on se trouve aux prises avec la violence ? Une violence qui est au second ou au troisième degré pour vous, peut l'être au premier pour moi. Tout dépend de l'expérience subjective de chacun. C'est pourquoi je me méfie de ces étiquettes. Je préfère ne pas les utiliser.
imagine... : Y a-t-il des thèmes ou des figures du fantastique qui vous ont plus particulièrement marqué ? Le double, le vampire, etc. ?

A. K. : Oh oui, certainement. Il y a un thème qui m'a particulièrement frappé, c'est celui du golem. Avec Meyrink, principalement. Si un jour je me mets à écrire des textes purement littéraires, je voudrais pouvoir écrire comme Meyrink. Il me fascine. C'est d'ailleurs grâce à lui que j'ai découvert cette ville absolument magique, Prague. Il y a chez Meyrink tout un ésotérisme qui n'a rien d'un ésotérisme de pacotille. Outre le thème du golem, il y a celui du vampire, thème extraordinaire qui transporte au plus profond de notre imagination toute une dimension mystérieuse de la sexualité qui s'en retrouve étrangement transcendée. On pourrait s'arrêter longtemps ici pour développer cette affirmation, mais je n'en ai pas l'intention. Il faudrait aussi parler du thème de la métamorphose cher à Kafka, de ces récits qui concernent un univers peuplé de fantômes, de monstres, etc. Pour en revenir à ce fantastique qui se manifeste dans la réalité, je connais un peintre qui un jour fut invité chez des gens fort riches dans un somptueux hôtel particulier. La réception avait lieu dans un salon situé au premier étage. Pour y arriver, il fallait emprunter un escalier monumental. Au milieu, un palier et là, dans un renforcement servant de place d'honneur, il y avait un immense portrait. Le peintre en question s'arrête devant le tableau vraiment impressionnant, et il est alors pris d'un malaise indicible, terrible. Au point que, incapable de rester, il doit s'éloigner précipitamment. Incapable de rester. Le maître de maison lui avoue alors que le portrait était celui d'un membre de sa famille décédé, exécuté par un spirite. Ce que mon peintre, évidemment, ne pouvait ni savoir ni deviner.
imagine... : Est-ce que vous constatez l'émergence d'un fantastique important au Québec ou la possibilité d'une émergence ?

A. K. : Je ne vois pas pourquoi il ne pourrait pas y avoir émergence d'une littérature fantastique au Québec. Votre revue, imagine, en est déjà la preuve. Ce qui vicie bien des choses ici, c'est l'emprise de certaines " chapelles " sur des maisons d'édition, sur les médias. À cause d'elles, la littérature continue à dormir dans des tiroirs. La littérature québécoise dont on parle ne rend pas hommage à la véritable littérature québécoise. Cette dernière existe, mais pour protéger certains intérêts, elle est laissée dans l'ombre. Que de blocages pour des raisons souvent inavouables. Je connais notamment une maison d'édition qui se spécialise dans la poésie et qui, pendant des années, a refusé de publier des poèmes écrits par des femmes ! C'est inacceptable, c'est scandaleux, c'est révoltant ! Mais ces choses là existent et un jour - proche je l'espère - on découvrira que la littérature d'ici ne se ramène pas à du Gaston Miron (quelle que soit la sympathie que l'on puisse éprouver pour l'homme) ou à du Michel Tremblay. Par ailleurs, le contexte, ici, qui rappelle étrangement celui de la Russie, peut favoriser non seulement l'émergence mais encore l'affirmation d'une littérature fantastique de première valeur.
imagine... : Nous avons beaucoup parlé du fantastique du 19e siècle, mais qu'en est-il de celui du 20e ?

A. K. : C'est peut-être parce qu'il m'est moins familier que celui du 19e et des siècles précédents. (S'adressant à Martin Bellefeuille :) Je sais que vous aimez beaucoup Lovecraft. Malheureusement, nous n'en avons pas parlé. Nous aurions pu nous attarder à Tolkien que j'ai lu, que dis-je, que j'ai dévoré ! Une fois entré dans son univers on ne peut plus le lâcher. En fait, j'ai l'impression qu'on a effectué au 20e siècle, et je termine là-dessus, un virage littéraire vers un genre qui, bien qu'il s'en rapproche n'est pas, à proprement parler, du fantastique : la science-fiction. Mais cela appelle un long développement.